Graines
Semences : qu’est-ce qu’on mange ?
À la base de toute notre alimentation, il y a des semences. La farine de notre pain, la tomate de notre salade d’été et même le lait que nous offrent les vaches, dépendent des graines qui ont été semées et choyées pour produire de belles et bonnes plantes. Mais que se cache-t-il derrière ces semences ? Toute une histoire paysanne et une diversité que nous devons préserver à tout prix.
S’il y a une question qui nous anime en permanence à Scarabée, c’est qu’est-ce qu’on mange ? Alors pour ce dossier, nous avons décidé de remonter à la source de notre alimentation. Pour qu’il y ait un légume, un fruit, une céréale, il faut qu’il y ait eu une graine. Et une graine, ce n’est pas juste un grain inerte mais un patrimoine complet, une plante en puissance.
À l’origine il y a la graine
Qui n’a pas fait l’expérience enfant de placer un haricot sec dans son coton humide pour le voir germer puis se déployer pour former un plant qui donnera à nouveau des haricots ? C’est que comme l’écrit l’agronome Véronique Chable, « la graine contient toute la plante en devenir, elle est un support matériel contenant tous les éléments nécessaires pour se conserver et pour germer, puis tout le programme de développement du végétal jusqu’à la formation des graines de la génération suivante. » (La Graine de mon assiette, sous la direction de Véronique Chable et Gauthier Chapelle, Éditions Apogée, octobre 2020)
Que ce soit dans la graine ou dans les autres types de semences (bulbes, stolons, rhizomes…), les informations contenues sont génétiques – elles correspondent aux caractéristiques organoleptiques du futur légume : son goût, son odeur, sa forme, sa couleur… – mais aussi épigénétiques, c’est-à-dire créées par les conditions de culture, et même liées à son microbiome : portées par les microorganismes des tissus de la plante et de l’environnement. C’est dire la richesse insoupçonnée de ce minuscule organisme. En une phrase, les graines sont constitutives du vivant dans toutes ses dimensions.
Un bien commun paysan
De tous temps, les paysannes et paysans du monde ont récolté leurs graines en sélectionnant les meilleures pour pouvoir les cultiver à nouveau la saison suivante, se nourrir, récolter les nouvelles graines et ainsi de suite. La co-évolution des plantes et des humains s’est ainsi faite progressivement, grâce à des savoirs empiriques et des pratiques évoluant sur chaque territoire, et même sur chaque ferme, en fonction de la réalité du terrain. C’est-à-dire de la qualité du sol, du climat et de la biodiversité environnante. Longtemps, très longtemps, ce sont les paysannes et paysans qui ont été les sélectionneurs de semences, choisissant les grains les mieux nourris, ceux venant des plus belles plantes selon leurs critères. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la « recherche agronomique » d’évolution du végétal se fait sur les fermes par les paysannes et paysans eux-mêmes.
Ainsi, en plus du patrimoine génétique et épigénétique lié à la graine elle-même, des savoir-faire propres à chaque territoire, à chaque pratique, se sont transmis de génération en génération. Considérant les graines comme un bien commun, les paysannes et paysans contribuent à partager et à transmettre des savoirs et savoir-faire essentiels pour pouvoir continuer à nous nourrir des produits de la terre.
Des semences bien encadrées
Et puis est arrivé le Catalogue officiel des variétés. Obligeant les semences à rentrer dans les fourches caudines d’une certaine vision de l’agriculture : productive et uniforme. Créé en 1932, ce catalogue recense les semences autorisées à la commercialisation. Comme un préambule au remembrement agricole, à l’industrialisation de l’agriculture et à l’avènement de la société de consommation.
C’est qu’avant de pouvoir être commercialisée, et donc cultivée, une semence doit désormais passer quelques tests. Au nombre desquels trois critères sont à respecter : la distinction, la stabilité et l’homogénéité.
- Le critère de distinction vise à ne pouvoir enregistrer que des variétés « nouvelles » qui, comme le mentionne une directive de l’Union européenne, « diffèrent nettement par un ou plusieurs caractères morphologiques ou physiologiques de toute autre variété connue. »
- Le critère de stabilité impose à la semence de ne pas varier au cours des cycles de culture.
- Le critère d’homogénéité impose à toutes plantes d’être semblables.
Un peu (beaucoup) paradoxal lorsque l’on chausse les lunettes de la bio et que l’on considère le monde végétal dans toutes ses dimensions vivantes, en interaction avec son écosystème ! Le catalogue a commencé à verrouiller le vivant.
Et a déroulé le tapis rouge au déploiement de semences hybrides dès les années soixante. Des semences créées hors de toute considération pour le sol qui les nourrit, des graines créées « hors sol » à proprement parlé, pour s’adapter à des modes de cultures productivistes en lutte avec l’environnement dans lequel elles seront semées. Les hybrides, ce sont par exemple ces belles fraises espagnoles bien grosses et bien rouges, et surtout bien dures pour pouvoir résister au transport sur des milliers de kilomètres. Et souvent totalement insipides…
Ouf ! Depuis le 1er janvier 2022, la commercialisation de semences de variétés hétérogènes pour l’agriculture biologique est autorisée.
Les hybrides en débat
Tandis que les défenseurs et défenseuses d’une agriculture paysanne qui ne jure que par la naturalité et la faculté des graines à co-évoluer avec leur terroir et les personnes qui les travaillent s’opposent totalement aux hybrides, d’autres reconnaissent pourtant les progrès que l’hybridation a permis. Notamment leur capacité à être produites à grande échelle. À l’image de Grégory Fachon, installé sur la ferme du Marais Sage à Bruz, qui nous confie que sans hybridation, l’oignon rouge résistant au mildiou n’existerait pas en bio, que la carotte orange créée par croisement sur plusieurs générations il y a un siècle et demi est un légume formidable, riche en bêtacarotène, nourrissante et savoureuse, que l’on aurait moins de plaisir à déguster des poireaux vinaigrette si l’hybridation n’avait pas permis de les rendre tendres.
Il est peut-être utile ici de distinguer les hybrides d’origine, qui sont simplement le croisement entre des plantes d’une même espèce (la fameuse carotte orange des Hollandais par exemple) et les hybrides commerciales, créées par les industries semencières, qui sont un croisement entre deux lignées pures préalablement sélectionnées, choisies pour leur qualité de goût, de couleur, de taille, de rusticité… Les graines issues du croisement de ces deux lignées seront sélectionnées en fonction des caractères réunis et constitueront la première génération d’hybride appelée F1. À grand renfort de biotechnologies et perdant le lien au sol par le passage en laboratoire, ces hybrides F1 peuvent poser question. Et ne sont pas toujours compatibles avec les principes de l’agriculture biologique de l’IFOAM (Fédération internationale de l’agriculture biologique).
Les 4 principes de l’agriculture bio selon l’IFOAM
Santé
« l’agriculture biologique devrait soutenir et améliorer la santé des sols, des plantes, des animaux, des hommes et de la planète, comme étant une et indivisible »
Écologie
« l’agriculture biologique devrait être basée sur les cycles et les systèmes écologiques vivants, s’accorder avec eux, les imiter et les aider à se maintenir »
Équité
« l’agriculture biologique devrait se construire sur des relations qui assurent l’équité par rapport à l’environnement commun et aux opportunités de la vie »
Précaution
« l’agriculture biologique devrait être conduite de manière prudente et responsable afin de protéger la santé et le bien-être des générations actuelles et futures ainsi que l’environnement »
Et Grégory Fachon de nous proposer une expérience amusante : « prenez cent graines de tomate Paola – qui est un hybride, la tomate ronde la plus vendue dans les magasins Scarabée, et plantez-les : vous aurez à peu près 50 % de Paola, 25 % d’un des parents et 25 % de l’autre. Avec les hybrides F1 les semences sont fertiles. La nature fait ça tout le temps. »
Elles sont fertiles certes – bien que certains dénoncent la chute de rendement ou la perte de certaines qualités essentielles – mais elles ne répondent visiblement pas aux besoins de maraîchers tenant à leur indépendance, qui auraient besoin de reproduire 100 % de Paola et sont finalement contraints d’acheter chaque année de nouvelles graines, rétribuant au passage le détenteur de sa paternité !
C’est que la semence fait désormais partie d’un marché mondial où les profits sont la principale préoccupation, au détriment parfois de la qualité de notre alimentation. Car ce que l’on peut déplorer aussi, c’est la perte de qualité nutritive et gustative de ces semences. À ce titre, les chiffres sont éloquents. Les Croqueurs de carottes, une association qui diffuse les variétés populations depuis vingt ans, a réalisé un test édifiant en comparant des tomates issues de semences hybrides (bio ou pas, l’histoire ne le dit pas) à des tomates anciennes issues de semences paysannes. Résultat : jusqu’à vingt fois plus de nutriments dans les variétés paysannes ! Un petit conseil si vous souhaitez que vos tomates vous nourrissent : choisissez-les bio bien sûr, mais surtout optez de préférence pour la Green Zebra, la Marmande ou la Cornue des Andes par exemple.
Le cahier des charges de Biocoop interdit les tomates anciennes issues de semences hybrides : chez Scarabée, elles sont toutes sont issues de semences populations.
Au-delà du débat sur l’acceptabilité ou pas des semences hybrides – chacun·e se fera son opinion – ce que nous pouvons tous et toutes dénoncer avec force, c’est la privatisation du vivant et son appropriation par une poignée de gros semenciers qui, sous couvert d’agir pour la sécurité alimentaire mondiale, sont en réalité guidés par la manne financière que représente la vente de semences desquelles sont devenus dépendants les maraîchères et maraîchers, gros ou petits, bio ou conventionnels.
Des semences paysannes
À moins qu’elles et ils ne produisent eux-mêmes leurs propres graines, lorsque le temps et les conditions de travail le leur permettent. Cela s’appelle les semences paysannes. À l’image de ces paysans militants, Guillaume Héry, maraîcher installé à Bruz et fournisseur de longue date de Scarabée, a choisi de produire sa propre semence de tomates anciennes : « Je produis des graines pour être sûr du matériel génétique que j’ai. Moi je veux des plantes rustiques qui soient adaptables à leur environnement pédoclimatique, donc je récupère mes propres graines pour les ressemer l’année suivante et obtenir des légumes issus de semences autoproduites qui sont adaptées à mon territoire. »
Alors chaque début de saison, il produit quelques planches de tomates rien que pour leurs graines. Une fois qu’elles ont mûri et qu’elles sont prêtes à tomber au sol, il les ramasse, les écrase et surtout les laisse fermenter dans leur jus quelques jours avant de les laisser sécher naturellement : « Quand je les laisse fermenter, ça va multiplier les levures et les bactéries, puis une fois rincées et séchées, quand on va les replanter, il y aura encore autour de la graine cette pellicule de vie en dormance qui va aider à enclencher une bonne germination. »
Chaque année, Guillaume Héry produit ses propres graines de tomates anciennes.
« Un produit agricole qui nourrit bien n’est pas une marchandise industrielle standardisée, mais un produit issu d’une culture agricole qui sait travailler et évoluer avec le vivant. »
Graines de liberté – Hadoù ar Frankiz
Un réseau pour défendre les semences paysannes
« Les semences paysannes sont libres de droits de propriété et sélectionnées de façon naturelle dans les fermes et les jardins menés en agriculture paysanne, biologique ou biodynamique. Rustiques et peu exigeantes en intrants, elles possèdent aussi une grande diversité génétique qui les rend adaptables aux terroirs, aux pratiques paysannes ainsi qu’aux changements climatiques. Elles forment ainsi un des leviers principaux pour assurer la souveraineté alimentaire des populations au sud comme au nord. »
C’est ainsi que le Réseau Semences Paysannes les définit. Ce réseau national rassemble plus de soixante-dix organisations : collectifs paysans, artisans semenciers, associations de préservation de la biodiversité cultivée, chercheurs et chercheuses, syndicat agricole, acteurs du développement de l’agriculture biologique… Si elles ont chacune des démarches propres à leur rôle, une mission commune les anime : défendre et diffuser les semences paysannes. Ses moyens d’y arriver ? Promouvoir sans relâche les modes de gestion collectifs et de protection des semences paysannes et œuvrer à la reconnaissance scientifique et juridique des pratiques paysannes de production et d’échange de semences et de plants.
C’est dans cette perspective que les membres du réseau s’engagent dans des actions de collecte, de sauvegarde, de sélection, de multiplication, de valorisation par la transformation et de diffusion des semences de blés, maïs, plantes potagères, fourragères, aromatiques et médicinales, arbres fruitiers…
À Rennes, la Maison de la semence animée par l’association Kaol Kozh est l’illustration locale de ce combat militant.
Qu’est-ce qu’on mange ?
Cette histoire de tomates doit nous alerter sur la perte de qualité, que l’on détecte dans toutes les semences issues de sélections à outrance, pourchassant toute diversité. Et les multinationales semencières se partagent le gâteau avec un objectif clair : produire plus pour gagner plus. Pas sûr que cela soit compatible avec une vision juste du monde, où c’est la diversité qui fait la richesse, où c’est la diversité cultivée qui assure la résilience de tout notre écosystème.
Si l’on ajoute à cela le coût financier de l’inscription d’une variété de semences au catalogue, la notion de propriété intellectuelle qui y est associée, le développement des semences génétiquement modifiées qui n’ont plus aucun lien au sol vivant, on constate à quel point ce système est totalement antagoniste avec une approche paysanne des semences.
Il y a là différentes histoires de rapport au monde. L’une matérialiste, qui exploite les plantes en les nommant même « matériel végétal » et les considère simplement comme des ressources à exploiter à tous points de vue, l’autre approchant le vivant de manière holistique et où les concepts de symbiose et de coopération sont fondamentaux.
D’un côté, c’est une vision du monde où la manipulation génétique a toute sa place mais où les « plantes » sont à la fois totalement déconnectées d’un sol qui devrait les nourrir et déconnectées de leur utilité première, à savoir nourrir réellement les hommes et les femmes. Ici, on accepte tout : les biotechnologies, les OGM et ses déclinaisons sous forme de NGT (nouvelle technique génomique) et NBT (nouvelles techniques de sélection), le brevetage non seulement d’une graine, mais aussi d’un gène. Et on imagine le bénéfice potentiel que cela peut représenter pour le détenteur du brevet qui retrouve fortuitement chez son voisin paysan bio le gène qui lui « appartient » !
De l’autre, c’est une approche radicalement différente, où la graine et la plante sont un maillon de l’écosystème vivant et en constante évolution, où tous les êtres vivants ont leur place et leur rôle. Là, il y a un chemin qui reste à fouler sans relâche, qui met au travail des semenciers capables de produire des mélanges de semences populations, c’est-à-dire constitués d’un ensemble d’individus proches mais présentant une grande variabilité génétique, leurs caractéristiques leur permettant de s’adapter aux conditions environnementales locales : la météo, les maladies, le terroir…
Vive la diversité cultivée !
C’est tout le travail que mène l’entreprise D’une graine aux autres dont nous avions dressé le portrait dans notre numéro 113. Son projet autour de la lentille est l’illustration d’une recherche participative impliquant les agricultrices et agriculteurs eux-mêmes, permettant de créer des mélanges résilients et adaptés aux conditions de leur culture.
« Notre raison d’être, c’est de révéler l’importance de la biodiversité cultivée de la graine à l’assiette : découvrir, comprendre, sélectionner, expérimenter et gérer collectivement cette ressource pour accroître l’autonomie semencière des systèmes agricoles et favoriser leur résilience. »
Emma Flippon, D’une Graine aux autres
Véronique Chable, agronome de l’Inrae, l’explique très bien dans l’épisode 23 du podcast Cultivez la biodiversité : « Sans diversité, la bio ne peut pas fonctionner […] Le sol est un réservoir d’êtres vivants où sont présentes toutes sortes de microorganismes. Pour qu’il fonctionne, il faut qu’il soit diversifié et que l’écosystème sol fonctionne de façon harmonieuse. S’il n’y a pas de plantes diversifiées, de plantes qui savent collaborer avec les microorganismes, on patine. C’est la plante qui fait le sol, la vie microbienne autour des racines qui fabrique le sol. » La plante fait le sol qui fait la plante qui nous nourrit et produira d’autres graines qui nous nourriront à leur tour.
De la graine à notre assiette, la diversité cultivée est la garantie d’un monde résilient. En mangeant du chou de Lorient, du melon Petit gris de Rennes, de l’oignon de Cornouaille, des cocos de Paimpol ou du radis bleu, nous avons le superpouvoir de sauver la diversité cultivée. Prenons-en de la graine !